Alexandre Lévy, Western Balkans
Des responsables français en armement ont certainement suivi le départ du Druzki, la frégate un peu vétuste que Sofia vient d'envoyer au larges des côtes libyennes dans le cadre de l'opération alliée contre le régime de Kadhafi. Car le Druzki aurait pu être une corvette de classe Gowind, l'une des quatre que la France comptait vendre à la Bulgarie au prix d'un milliard de dollars US - soit pratiquement le double du budget annuel de la défense dans ce pays. Qu'est-ce qui a fait capoter ce "contrat du siècle" inclus dans l'ambitieux partenariat stratégique entre les deux pays signé par Nicolas Sarkozy à Sofia, le 4 octobre 2007, quelques semaines après l'euphorie de la libération des infirmières bulgares?
A lire les télégrammes diplomatiques américains de cette époque, révélés par les sites Bivol et BalkanLeaks , les partenaires locaux de WikiLeaks (cf. infra), il apparaît que les Bulgares ont surtout voulu temporiser, soufflant le chaud et le froid, dans le but de ne pas froisser Paris qui a joué un rôle actif dans la libération des infirmières. Beaucoup de responsables bulgares, y compris des militaires de haut rang, ne sont pas dupes : ils considèrent dès le départ cette acquisition comme vouée à l'échec, ces corvettes françaises dernier cri étant considérées comme un luxe inutile pour la marine bulgare.
Mais, plus que tout, la lecture de ces câbles illustre les efforts que Washington déploie pour dissuader les Bulgares d'honorer ce contrat contraire, selon eux, aux intérêts stratégiques de Sofia. Et surtout, des Etats-Unis, qui font un intense lobbying en faveur de l'achat par la Bulgarie de matériel américain d'occasion - notamment des avions de combat multifonctions.
Réformes bulgares, opportunités américaines
Dans un télégramme daté du 29 octobre 2007, l'ambassadeur John Beyrle estime que les mesures entreprises par le gouvernement bulgare pour réformer les forces armées du pays sont une "opportunité importante" pour les Etats-Unis. Il définit aussi quelles sont les priorités américaines : encourager la Bulgarie, qui possède des moyens "très limités", d'investir dans son armée de terre (véhicules blindés, communications et armes légères) et d'éviter à tout prix l'achat de matériel neuf et coûteux pour l'aviation et la marine. L'intérêt américain est double : améliorer, d'une part, la "compatibilité" des forces bulgares lors des opérations communes avec l'US Army et l'Alliance atlantique (OTAN). Et, d'autre part, tenter de remporter le marché de la modernisation de l'Armée de l'air en proposant à la Bulgarie des modèles plus anciens mais "tout à fait fiables" de ses avions de combat F-16 et F-18. Pour cela, les diplomates américains doivent convaincre les Bulgares de renoncer aux propositions européennes : Eurofighter et, surtout, le suédois Gripen, qui proposent des appareils neufs mais (très) chers.
Concernant la marine, les recommandations de l'ambassadeur américain sont encore plus claires et définitives : "Nous allons continuer à alerter les Bulgares contre la dépense massive que constitue l'acquisition des corvettes françaises". Dans ce domaine, Washington considère que Sofia devrait plutôt se tourner vers le marché d'occasion pour acheter des navires de "capacité intermédiaire" qui permettraient à sa flotte de remplir les missions modestes auxquelles elle est destinée. Aussi, ce sont les Américains qui vont encourager la Bulgarie à acquérir plusieurs frégates de type Wielingen à la Belgique - dont le Druzki en 2005 - qui ont l'immense avantage aussi d'être des dizaines de fois moins chers (les Bulgares ont déboursé 23 millions d'euros pour le Druzki, puis 54 millions pour trois autres navires, deux frégates et un démineur, en 2007).
Des corvettes françaises chères et inutiles
Le 18 septembre 2007, l'ambassade américaine consacre un télégramme entier aux corvettes françaises. Le câble du chargé d'affaires Alex Karagiannis relate les confidences de certains hauts responsables militaires bulgares qui estiment que ce contrat avec la France peut faire "dérailler" tout le processus de modernisation de l'armée. Ces derniers soulignent aussi que cet achat, dicté "uniquement par des considérations politiques" ne "répond pas à des besoins opérationnels précis". Ils rappellent aussi que le coût des corvettes risque de déséquilibrer durablement le budget de la défense privant ainsi de fonds pendant plusieurs années d'autres secteurs de l'armée. Le diplomate américain cite aussi les propos d'Ilko Dimitrov, le vice-Président de la Commission de la défense au Parlement, qui rappelle que le gouvernement français et l'entreprise Armaris (filiale pour l'export de DCN et de Thalès) disposent de puissants relais dans le pays. Un autre contact au ministère de la Défense de l'ambassade signale que certains responsables bulgares pourraient bénéficier à titre personnel de ce contrat, suggérant l'existence de commissions ou d'autres avantages matériels. Cette source "ne va pas jusqu'à demander une intervention de Washington dans ce dossier", note l'auteur du télégramme, mais souligne que seule "l'intervention d'une instance supérieure" peut désormais arrêter ce "deal".
Toutes ces craintes sont exprimées à quelques jours de la visite de Nicolas Sarkozy à Sofia, le 4 octobre 2007 ; aux dires de tous, le Président français vient récolter les fruits de son engagement - et surtout celui de son épouse de l'époque, Cécilia - dans l'affaire des infirmières bulgares, ramenées au pays par un avion de la République française le 24 juillet 2007 après huit années de détention dans les geôles de Kadhafi. Ce contrat est un peu la cerise sur le gâteau dans l'accord de partenariat stratégique que les deux pays s'apprêtent à signer lors de la visite de Sarkozy en Bulgarie. Dans sa conclusion, le diplomate américain tente néanmoins de dédramatiser cette échéance, en rappelant que les Bulgares sont passés maîtres dans l'art de signer des accords ambitieux qu'ils ne comptent pas honorer...
Le double jeu de Sofia, l'influence de Moscou
Malgré leurs promesses faites à Nicolas Sarkozy à Sofia, les Bulgares maintiennent le suspense sur l'achat des corvettes, multipliant les déclarations contradictoires. Tout comme sur leur choix d'avion de combat d'ailleurs. Dans un autre télégramme, daté du 11 février 2008 , l'ambassade américaine rend compte de la poursuite des réformes dans l'armée bulgare (notamment la diminution drastique des effectifs), mais constate aussi que la Bulgarie évite de trancher sur ces deux sujets, jugés parmi les plus "controversés". Mais pour la diplomatie américaine, ce n'est pas une raison pour baisser les bras : il faut redoubler d'efforts pour tenter de dissuader Sofia d'engager des dépenses qui hypothéqueraient les capacités bulgares d'acquérir des chasseurs américains.
Deux autres télégrammes de 2008, du 14 mai et du 3 juillet, éclairent un peu plus les motivations américaines. Le premier , entièrement consacré à l'Armée de l'air bulgare, est intitulé : "La Bulgarie a besoin de l'aide américaine pour se libérer de la dépendance russe". Signé par l'ambassadeur Beyrle, le câble constate que l'aviation militaire bulgare a un besoin urgent de modernisation - or cette modernisation est impossible tant que la Bulgarie utilise la technologie russe. "L'utilisation d'appareils russes obsolètes ne limite pas seulement l'action aérienne de la Bulgarie mais perpétue sa dépendance vis-à-vis de la Russie pour ce qui concerne leur maintenance", écrit l'ambassadeur. "Ne rien faire c'est encourager la Russie, qui est déjà en position dominante dans le secteur de l'énergie, à continuer à exercer son contrôle sur des secteurs importants de la défense bulgare", conclut Beyrle.
Le 3 juillet , c'est le chargé d'affaire Karagiannis qui prend de nouveau la plume pour faire le point sur le sujet. Son câble fait suite à la visite à Washington du Premier ministre bulgare de l'époque, le socialiste Sergueï Stanichev qui y a rencontré le président Bush et le secrétaire à la Défense Gates. Cette fois-ci, on comprend de façon explicite le lien de concurrence entre les avions de chasse américains et les corvettes françaises : vu les capacités limitées du budget bulgare, c'est soit les uns, soit les autres. Et, logiquement, les Américains continuent de faire du lobbying auprès des Bulgares pour les faire renoncer aux corvettes, ou au moins, à repousser leur achat pour réformer en priorité l'Armée de l'air.
Epilogue : la "vengeance" de Paris
Retour en 2007. Le 4 juillet, le président Sarkozy reçoit à Paris le Premier ministre bulgare Sergueï Stanichev. Désormais, il n'est plus question de quatre mais de deux corvettes ; par conséquent, le prix est aussi divisé par deux. Pendant encore un an, le gouvernement socialiste de Sergueï Stanichev réussit à "contenir l'intense pression" exercée par la France, constate la diplomatie américaine. Et cela malgré les promesses d'Armaris de délocaliser la fabrication de ses corvettes en Bulgarie, dans le port de Varna, que la société française transformerait à terme en un centre régional de construction navale militaire qui produirait aussi des corvettes Gowind destinées à l'exportation. Une opération qui se traduirait par des retombées financières très importantes pour l'économie bulgare et la création de milliers d'emplois. Mais le gouvernement bulgare temporise encore - des élections législatives approchent et les socialistes de Stanichev sont donnés perdants. Au moins, ce ne seront pas eux qui auront dit "non" aux Français...
A partir de juillet 2009, c'est effectivement le gouvernement de centre-droit de Boïko Borissov qui hérite de cet épineux dossier. Très pro-américain, ce dernier s'empresse de dénoncer "cette patate chaude" laissée par ses prédécesseurs. Finalement, le 12 octobre à Paris, lors d'un "entretien entre hommes", le nouveau Premier ministre bulgare annonce sa décision au locataire de l'Elysée : la Bulgarie ne pourra pas honorer ses engagements. Et, même si pour les officiels français, ce contrat est simplement "suspendu", à Sofia on semble avoir tourné définitivement la page des corvettes françaises.
Ce choix aura un prix pour les Bulgares. A en croire Boïko Borissov, c'est à cause de cette affaire que la France a décidé de bloquer l'adhésion de son pays à l'espace de libre circulation Schengen en avril 2011. "Il s'agit de centaines de millions d'euros de perdus pour les Français, vous croyez qu'ils vont passer facilement l'éponge ?", s'est-il interrogé devant le Parlement qui lui demandait récemment des comptes sur l'échec de son gouvernement à rassurer ses partenaires européens. Une interprétation qui a fait beaucoup rire les diplomates français en poste à Sofia. Officiellement, la France et l'Allemagne ont jugé "prématurée" l'entrée de la Bulgarie dans l'espace Schengen à cause des ratés dans la lutte contre la criminalité organisée et la corruption ; des failles dans la surveillance des frontières aussi.
Enfin, le choix des frégates belges d'occasion, encouragé par les Américains, a également causé quelques sérieux ennuis techniques aux responsables militaires bulgares. Malgré l'importante révision effectuée par les Belges du Druzki avant sa vente en 2005, ce navire a nécessité de nombreuses réparations récentes en Bulgarie- dont celle du radar - pour pouvoir participer à l'opération alliée en Libye. Comme souvent avec le matériel d'occasion, l'entretien des navires belges s'est révélé très coûteux. Les Bulgares se sont aussi rendus compte que leur port d'attache, Bourgas, ne disposait pas de transformateur électrique spécifique (triphasé) capable de les alimenter en courant, ce qui rendait leur fonctionnement impossible. Alors, depuis leur arrivée en Bulgarie, les quatre navires sont obligés de faire tourner, jour et nuit, leurs générateurs fonctionnant au fioul qui consomment quelques 50 litres par heure, soit 30 tonnes par mois. Une dépense que ni les marins bulgares - ni leurs bonnes fées américaines n'avaient prévue...
FIN
Le précédent des hélicoptères Cougar
La diplomatie américaine s'inquiète régulièrement du manque de transparence dans les procédures d'achat d'équipements militaires par la Bulgarie - surtout lorsque le marché leur échappe. Ainsi, en 2005 le constructeur américain Sikorsky se retrouve sur la paille après que le gouvernement bulgare décide d'acheter 18 hélicoptères (12 Cougar et 6 Panthères) pour 400 millions de dollars US à Eurocopter, une filiale d'EADS. L'ambassadeur américain de l'époque, James Pardew, prend alors la plume pour protester auprès du ministre de la Défense bulgare, Nikolaï Svinarov, contre les conditions dans lesquelles s'est déroulé l'appel d'offres. Une procédure qu'il qualifie de "jouée d'avance" dans un télégramme adressé le 31 janvier 2005 à Washington. Il insiste pour que le secrétaire à la Défense américain, Donald Rumsfeld, soulève la question avec son homologue bulgare dans des termes très durs. "Votre décision d'acquérir des appareils d'Eurocopter a été le résultat d'un appel d'offres tronqué et opaque", suggère-t-il comme "éléments de langage" à Rumsfeld. "L'affaire des Cougar" n'inquiète pas seulement l'ambassadeur américain : des années plus tard, des soupçons de corruption et de pressions politiques planent toujours sur cette acquisition qui grève sérieusement le budget de la défense. Des 18 hélicoptères prévus initialement, la Bulgarie n'en a réceptionné que douze - et la plupart ne sont toujours pas payés. En 2011, le pays n'a que quatre Cougar en état de voler, l'entretien de ces machines s'étant révélé trop cher ; idem pour leur armement. Dans les milieux militaires, on dit régulièrement que c'est à cause de cette dépense inconsidérée que la Bulgarie n'a toujours pas pu se doter d'avions de chasse modernes - ce qui explique un peu plus la colère de Washington. Au jour d'aujourd'hui, Sofia n'a toujours pas arrêté son choix d'appareil malgré l'intense lobbying des Américains qui ne cessent d'œuvrer pour vanter les qualités de leurs F-16 et F-18 d'occasion.